Chapitre 1 (extrait)

— Hissez l’artimon et bordez les focs au vent !
Les deux mains en porte-voix, campé sur le gaillard d’arrière, Yann lançait ses ordres à l’équipage. Aussitôt, les marins s’activèrent sur les ponts. Chacun connaissait parfaitement son rôle. On étarquait les drisses, chargeait les mousquetons, vérifiait les barils de poudre. Cette fois-ci, le galion ne pouvait leur échapper. Deux jours déjà que la frégate cinglait dans son sillage. Bientôt le géant des mers serait à portée de tir et les canonniers pourraient lui donner une bonne volée de mitraille. Dans un dernier virement de bord, son beaupré se prendrait dans les haubans. Il ne resterait au jeune capitaine qu’à lancer l’abordage. Plus que quelques milles et le navire aux cales remplies d’or lui appartiendrait.
— Parés à virer vent arrière !
— Yann, ça suffit maintenant ! Viens manger !
Malgré les fortes rafales, la voix sonnait haute et claire. Enfiévré par ses aventures imaginaires, le garçon hésita à ignorer l’appel, mais il y renonça rapidement. Il n’avait guère envie de subir les foudres de sa sœur en l’énervant davantage. Aussi brune que son cadet était roux, Gwen affichait cet air revêche que l’on évite de défier, comme une ombre sur son visage qui dissuadait de lui tenir tête. Les bras croisés devant la porte de la cuisine, elle attendait son frère pour prendre le repas sans lui donner d’autre choix que d’obéir.
Yann relâcha les épaules en soupirant. Debout sur l’énorme rocher du cap de la Hune dressé face aux flots agités, il abandonna son navire. Ses exaltantes courses au large se terminaient souvent ainsi. Le vert de son regard perdu sur l’océan, le jeune navigateur demeura quelques instants plongé dans ses rêves de corsaire puis, d’une démarche désa- busée, descendit jusqu’aux hautes herbes pour regagner le phare.
Sa sœur ne se montrait nullement tendre avec lui. Jamais il n’avait vu le moindre sourire orner ses lèvres. Sévère, Gwen ne lui adressait la parole que pour les mots qui fâchent, se coucher tôt, manger à l’heure. Une fermeté propre à gâcher les plus beaux moments de l’existence. Pourtant cela faisait longtemps qu’il lui avait pardonné son aigreur. La vie qu’elle menait devait être bien amère. Sans doute aurait-elle préféré partager ses audacieuses traversées, parcourir des mers immenses sur les fabuleux vaisseaux qu’il s’inventait. Mais après le départ de leur mère, Gwen s’était progressivement occupée de la maison et elle y consacrait tout son temps désormais. Les querelles de leurs parents étaient devenues si habituelles. Yann et sa sœur pensaient qu’il en serait toujours ainsi. Puis un jour, les disputes cessèrent. Les yeux embués de larmes à la porte du phare, ils regardèrent leur mère s’en aller. Elle leur avait promis de revenir. Après les pleurs et la rancœur, le silence s’installa. Leur père, d’un caractère déjà sinistre, se montra peu à peu indifférent à ceux qui l’entouraient et, malgré son jeune âge, Gwen se vit obligée de pallier cette démission.
Aussi illusoires qu’elles puissent être, les expéditions imaginaires de Yann restaient ses seuls moments de bonheur. Sa mère ne lui laissait que l’image brumeuse d’un visage qui s’effaçait chaque jour davantage. Une maigre silhouette dans l’ombre massive d’un mari taciturne. Un taiseux comme il en existait tant sur ces côtes dévastées par le vent.
Cette triste vie aurait eu raison de ses rêves si le garçon n’avait un jour décidé de fuir la grisaille du cap. Ce matin-là, il tassa un paletot de toile au fond de son sac, le recouvrit d’une chaude couverture de laine où il glissa le Livre des Corsaires puis, son canif en poche, coiffa ce bonnet rouge dont il était si fier, avant de quitter le phare. Son père ne lui adressa pas un mot, ni même un regard. Insensible, le bourru resta muré dans son silence. Le regretterait-il un jour ? Sur le pas de la porte, sa sœur avait les yeux humides. Mouillés de pluie peut-être ou irrités par ce vent qui n’en finissait pas de souffler. Malgré l’insistance de son frère, Gwen n’osa pas le suivre.
Yann ne se retourna pas. La besace au côté, il prit le chemin de la lande qui conduisait au port de Locmarch, et grimpa sur le premier navire prêt à accepter un mousse.
Ce fut l’Estamine. La goélette était sur le point d’appareiller pour les îles du Ponant lorsqu’il monta à bord. Elle reviendrait sept mois plus tard chargée de rhum en barriques.
— Tu sais manier la vadrouille ? lui demanda le bosco.
Yann n’avait aucune idée de ce que cela signifiait, mais il acquiesça.
C’est ainsi qu’il embarqua pour la première fois sur un voilier.
La vie ne s’y montrait guère idyllique. Largement moins qu’il ne l’avait imaginé. Excepté la pleine mer qui l’entourait, il aurait presque regretté ses rêveries du cap de la Hune. Nul cordage entre ses mains, ni d’embruns sur son visage pendant qu’il agrippait le gouvernail. Il passait ses journées à nettoyer le pont et ses nuits à dormir, épuisé par la tâche. Les seuls moments de détente demeuraient les repas, mais hormis l’excellent biscuit sec du matin, le bouillon gras épaissi de fèves concassées lui laissait en bouche un goût qu’il avait hâte d’oublier.
Cependant, rien n’entamait sa passion pour l’océan. Devant tant d’obstination, le bosco le prit sous son aile et Yann devint bientôt la mascotte de l’équipage. Amurer les voiles, carguer la misaine, le maître du gréement lui enseignait chaque jour de nouvelles manœuvres. Si bien qu’à l’arrivée, outre les genoux calleux et les bras solides, le moussaillon en connaissait autant que les meilleurs gabiers.
L’Estamine mouilla dans le port de Qinocta par l’une de ces après-midi étouffantes qui baignent les tropiques. Yann ne resta qu’une nuit à terre, le temps de se rengager. Quelques recommandations du capitaine et le garçon repartit sur les flots le lendemain comme matelot à bord d’une frégate.
De voyages en traversées, le jeune aventurier devint rapidement un habile marin, pressé de reprendre la mer dès qu’il amarrait le navire à quai. Il aurait pu continuer ainsi longtemps son chemin, mais la rade de Caïbo, dans l’archipel des Manilles, lui réservait un autre destin.
— Il a bien failli nous engraver dans la passe de Sargone ! Si nous n’avions pas viré au vent, le Pistrel y serait toujours échoué et son chargement avec.
Dans le brouhaha de la taverne du Loup, Yann élevait la voix pour faire entendre sa colère.
— Sans doute as-tu raison mon garçon, réagit le maître d’équipage, mais tu es encore novice pour que je te confie la barre.
— Vous préférez la laisser à cet imbécile !
— Tout doux jeune gabier ! Cet imbécile, comme tu le qualifies, est le fils du vicomte de Malerme. Le moment viendra où il prendra la place du capitaine et régnera sur le Pistrel. En attendant ce jour funeste, je n’ai aucune envie de mettre notre armateur de méchante humeur en débarquant son fils parce qu’une quille a frôlé le sable d’un peu trop près.
— Très bien. Je ne resterai pas un quart de plus sous vos ordres, bosco. Il n’est nul navire ici qui refuserait de m’engager à son bord.
— Alors file, blanc-bec, si tu penses leur manquer à ce point !
— Vous ne croyez pas si bien dire. Bientôt, je serai capitaine.
— Tu ne seras capitaine de rien du tout, mon gars. Je te rappelle qu’il faut être de noble lignée pour prétendre commander un vaisseau.
— Adieu, bosco !
D’une démarche nerveuse, Yann se dirigea vers la sortie et cla- qua la porte de l’auberge dans le silence tombé pendant la dispute. Déplorant de s’être si vite emporté, le maître d’équipage restait pensif en terminant sa bière. Les conversations reprirent progressivement sans que personne ne remarque le colosse assis dans l’ombre qui se leva peu après le jeune fougueux pour quitter la taverne. Son impressionnante corpulence aurait pourtant dû frapper les esprits. Il n’avait rien raté de l’échange houleux entre les deux marins.
Yann marchait sur le quai assombri par le crépuscule lorsque le gaillard le rattrapa.
— Naviguer sur un brick, ça te dirait ? lança-t-il d’une voix grave.
— Pour y faire quoi ? répondit l’audacieux d’un ton blasé sans se retourner.
— Capitaine.
À ce mot, Yann se figea. Qui pouvait être assez fou pour proposer à un garçon de seize ans le commandement d’un navire ? La réponse évidente ne tarda pas : un pirate.
Le jeune marin hésita.
À peine quelques secondes.
— Où est-il ce brick ?
— Suis-moi.
L’homme l’entraîna au bout de la jetée. Le voilier était amarré à l’embouchure du port. Même dans la pénombre, Yann remarqua aisément son parfait état. Lorsqu’ils franchirent la passerelle de bois pour monter à bord, son impression se confirma. Hormis les voiles carguées sur leur vergue, que l’on devinait rapiécées, le pont du Faouenn était briqué de près, aucun des mats ne semblait endommagé et les cordages soigneusement lovés attendaient patiemment l’appareillage. À bien y réfléchir, rien n’indiquait que ce vaisseau eut un jour participé à quelque combat que ce soit, moins encore qu’il puisse appartenir à des flibustiers.
— Qu’est-il advenu de votre capitaine ? s’étonna le jeune curieux.
— Un méchant coup de sabre lui a crevé un œil et l’autre ne vaut guère mieux, lança une voix derrière lui.
Yann se retourna aussitôt. Dressant son ombre noire devant le ciel qui s’assombrissait, une silhouette avançait sur le pont en boitant.
— Il me manque une jambe aussi, ajouta l’inquiétant personnage.
Un bandage sanguinolent entourait son crâne, masquant ses deux yeux et une oreille, ou ce qu’il en restait. Rongée par les années, sa jambe de bois révélait une blessure plus ancienne.
— Tu es venu pour m’ausculter ou pour courir les mers ?
L’aveugle boiteux était bien leur capitaine. Il parlait comme un vieux loup et l’équipage se groupa derrière lui. Une quinzaine d’hommes coiffés de foulards et de tricornes qui formait la plus redoutable compagnie de pirates que Yann eut jamais rencontrée.
— On appareille quand ? lâcha l’intrépide aventurier, imperturbable.
— Cette nuit.
— Dans l’obscurité ?
— La lune est pleine si j’en crois le bosco, et la brise suffisante. Si tu as peur du noir, retourne à la taverne. Il y a de la bière et des bougies. Les filles t’y dorloteront.
Quelques railleries fusèrent parmi les forbans.
— Où est mon second ? poursuivit Yann sans se laisser impressionner par la hargne du vieux marin.
— C’est moi, répondit le boiteux.
— Avec un aveugle comme lieutenant, on n’ira pas loin. Les murmures se glacèrent.
— Tu ne manques guère d’audace, gamin. J’aime bien ça, mais n’en abuse point.
— Qui est le maître d’équipage ?
— Bart, déclara l’aveugle en désignant avec une étonnante précision le colosse qui avait conduit Yann jusqu’au navire. On fera les présentations plus tard si ça ne te dérange pas, ajouta-t-il agacé par les questions de l’impertinent. L’heure est venue de lever l’ancre.
Le garçon aurait pu lui demander si le Faouenn leur appartenait, ou s’ils avaient tué le capitaine et son équipage pour s’en emparer, mais il n’avait pas envie de risquer sa vie sur une stupide réflexion. Il ne chercha donc pas à en apprendre davantage et lança les manœuvres d’appareillage.
La fraîcheur nocturne commençait à tomber. Suspendue à son bossoir, l’ancre s’égouttait encore dans l’eau noire quand la brise gonfla les voiles. Quelques rides en surface et le vaisseau s’éloigna lentement du quai. Il ne lui fallut guère longtemps pour quitter le port de Caïbo.
 

Copyright : François Larzem